La photographie de Robin Eyraud, ou la densité du monde

Cécile Tarpinian, 2018

 

Une feuille morte est un coquillage, des arbustes dénudés sur un sol sableux les dernières algues des abysses, une pelle de tracteur abandonnée dans une cour de ferme les restes d’un membre de dinosaure. Les photographies de Robin Eyraud donnent à voir deux réalités en une seule ; ou plutôt, elles révèlent au regard l’ambiguïté dernière de la matière, cette chose qu’on croit si simple, jusqu’à ce qu’on ait vu apparaître, dans une de ses images en noir et blanc, la présence incongrue et légèrement menaçante d’un désordre, d’une étrangeté, sous la calme disposition des lignes et des formes.

Regardez cette maison aux fenêtres de verre noir, aux murs de crépi blanc qui accrochent la lumière, aux tuiles plates qu’une branche d’arbre encore nue vient balayer d’un mouvement immobile, regardez son reflet dans l’eau qu’aucun courant n’anime et qui pourtant, indubitablement, fuit et coule vers quelque point inconnu le long d’une rive sylvestre. Tout est figé, tout est plein, tout est tel qu’il doit être ; la réalité de cette maison, de cette branche, de cette eau, du monde qui les accueille ne fait aucun doute, même pour le sceptique cartésien le plus acharné ; le monde existe, dans son inconcevable présence, et le photographe est là pour nous en jeter l’évidence au visage, à nous qui presque toujours ne savons pas la voir.

Regarder une de ces photographies, c’est comme regarder la matière pour la première fois, pour la première fois contempler son grain délicat, son infinie densité, sa mystérieuse dualité. Car la matière existe, mais elle n’est pas innocente. La maison sur l’eau abrite un secret, et nous ne pouvons pas ne pas le voir, tout comme le bouquet proliférant sur le fond de l’obscurité matricielle masque et expose à la fois l’affreux tourment des gésines, la lutte à mort que nous devons livrer à chaque fois qu’il s’agit de faire quelque chose.

Nous n’habitons pas un monde abstrait, dont les parois s’écartent pour nous laisser passer, mais un monde matériel, résistant, un monde sensible, douloureusement sensible parfois, et c’est de ce monde que les photographies de Robin Eyraud portent témoignage : dans cet arbre couché sur le sol, abattu peut-être par une tempête, ou par le bras d’un homme, on perçoit encore la trace du combat qui a eu lieu, et aussi la paix lumineuse qui succède aux batailles.

Car la lumière est là pour révéler ce qui pourrait – ou même peut-être devrait – rester caché. Dans chaque image, le noir s’oppose au blanc, le gris à l’absence, la clarté à l’abolition de l’être, et de cette opposition – de ces contrastes, soigneusement travaillés – naît quelque chose que nous n’avions jamais vu. Non, nous n’avions jamais vu cette rangée d’arbres impeccablement alignés que fait parfois la lisière d’un bois et que le photographe, de la route improbable où il marche, a regardée pour nous ; ce sont des troncs d’arbre, des mâts dans le lointain d’un port, des rayures tracées par un peintre maniaque, des signes qui ne veulent rien dire et que nous déchiffrons pourtant. Nous n’avions jamais vu ce seau que baigne une tendre clarté, comme pour le réconforter d’avoir été oublié là, sale, inutile, sur le sol minutieusement détaillé d’une quelconque grange agricole. Nous n’avions jamais vu l’incroyable richesse du désordre que fait un tissu froissé par la main d’une femme, ni la légèreté d’une plume qui danse sans bouger comme le cœur impondérable du temps, ni la granulosité primordiale d’un morceau de roche, ni la texture suave et rugueuse du bois coupé, ni la sévérité géométrique d’un assemblage de parpaings derrière un mur.

Les photographies de Robin Eyraud, différentes en cela de tant d’œuvres de l’art dit contemporain, ne posent pas de questions ; elles imposent des réponses. Ses tirages, qu’on imagine préparés longuement dans la chambre noire comme un philtre dans une alcôve d’alchimiste, ou comme une pièce de bois dans l’atelier de l’ébéniste, montrent ce qu’il y a à voir, sans complexe, sans fioritures, sans compromis. Bien sûr, comme toute œuvre d’art, ils nous laissent notre liberté de spectateur, mais ils ne l’élargissent pas démesurément, par la sorte de pusillanimité qui semble parfois en venir à dominer toute forme de rapport entre les hommes : chaque image est un choix que le photographe a fait, dans le secret de son objectif, un morceau de réalité arraché à l’épaisseur du visible, et sa présence est trop crue, trop belle, trop bouleversante pour que nous puissions nous y dérober.

Ces images, il faudrait les regarder dans une pièce solitaire et presque nue, où viennent par la fenêtre entrouverte une clarté légère et la rumeur de la ville ; et, très longtemps, laisser vibrer autour de soi, en soi, la souveraine densité du monde qui nous est soudain rendue sensible.